Une situation politique inédite et complexe
Le premier tour des présidentielles avait eu lieu le 11 avril dernier, avec l’affrontement de 18 candidats. Aucun n’était donné gagnant car aucun n’était crédité de plus de 10 % des voix par les sondages. Les élections législatives avaient lieu au même moment. La classe politique péruvienne semblait discréditée par les scandales de corruption qui ont ponctué la vie politique depuis 2000, année de la destitution du président Fujimori, père de l’actuelle candidate de droite. Tous les présidents depuis 2001 ont été sous le coup de procédures judiciaires relatives à des soupçons de corruption et aujourd’hui les deux-tiers des parlementaires le sont aussi. Le président Kuczynski, élu en 2016, a été contraint de démissionner en 2018, compromis dans le scandale Odebrecht qui a ébranlé la vie politique brésilienne et péruvienne en 2018. Lui ont succédé deux présidents tout aussi suspects de corruption. Puis un troisième a assuré l’intérim depuis 2020.
Pour ces élections, à la surprise générale, face à Keiko Fujimori, représentante classique de la droite ultra-libérale et souvent corrompue, Pedro Castillo, un instituteur de la région de Cajamarca et ancien syndicaliste, s’est qualifié, en faisant campagne sur des thèmes de justice sociale, de retour de l’État dans l’économie et de défense des traditions indiennes et… chrétiennes. Ainsi, s’il est présenté comme un homme de gauche, soutenu par les plus pauvres et haï de la bourgeoisie de la capitale, il a aussi montré des aspects très conservateurs sur le plan sociétal : il est opposé à l’avortement et au mariage pour tous et ne cache pas son appartenance à une Église protestante évangélique.
Au lendemain du second tour, le décomptage des voix le donne gagnant de 44 000 voix, avec 50,12 % des suffrages exprimés. Sa rivale, après avoir taxé Castillo de « chaviste », conteste les résultats. Il est vrai qu’un mandat présidentiel permettrait à Keiko Fujimori d’échapper à une procédure judiciaire pour corruption. Selon les observateurs internationaux indépendants, le scrutin n’a été entaché d’aucune fraude. Des militaires à la retraite ont pourtant pris partie pour la droite et lancé un appel à une intervention de l’armée pour empêcher le candidat de gauche d’accéder au pouvoir, ce que l’actuel président par intérim, Francisco Sagasti, a condamné.
Un pays déchiré par la crise sociale et meurtri par la pandémie
Le second tour de l’élection présidentielle a été révélateur de la division profonde du pays : « il y a deux Pérou : un Pérou des villes, inséré dans la croissance économique, et un Pérou des campagnes, des oubliés de l’État », dont est issu Pedro Castillo, explique Lissell Quiroz, historienne d’origine péruvienne enseignant en France. Pour elle, il s’agit « d’une division historique entre les populations de l’intérieur pauvres et attachées à leur culture d’origine, et celles, mélangées et de culture hispanique de la côte ».
Le candidat de gauche vient de la province la plus pauvre du pays, dans le centre-nord de la zone andine. Cette région est pourtant très riche d’un point de vue minier, mais les compagnies étrangères essentiellement nord-américaines qui y sont implantées ne fournissent pas de retombées réelles à la population, ni en matière d’emplois, ni en matières de taxes reversées aux collectivités locales.
Pedro Castillo n’est pas un professionnel de la politique. Il a commencé à se faire connaître en 2017 en prenant la tête du mouvement de grève des enseignants et n’avait jamais été candidat à une élection présidentielle auparavant. S’il était crédité de 3 à 4 % des voix au début de la campagne électorale, il est parvenu à rallier presque 20 % des suffrages au premier tour, ce qui l’a placé en tête. Son origine très modeste et son ancrage provincial ont permis aux plus pauvres de s’identifier à lui. C’est dans les zones rurales et plus particulièrement andines qu’il a obtenu le plus de voix.
Son succès est aussi lié à la gestion très médiocre de la pandémie par l’État péruvien, un État affaibli par des décennies de gestion libérale. Le Pérou est aujourd’hui le pays au monde le plus affecté par la pandémie avec 585 morts pour 100 000 habitants, soit un total de plus de 187 000 morts pour une population de 33 millions d’habitants. Par comparaison, le nombre de morts pour 100 000 habitants est de 111 en France et de 212 en Italie. Le système de santé a été laissé à l’abandon depuis l’ère Fujimori père (1990-2000). Devant l’afflux de malades dans les hôpitaux, le système de santé publique n’a pu faire face : manque de lits, de médecins, d’infirmières, de bouteilles d’oxygène. De plus, jusqu’au 31 mai dernier le gouvernement avait totalement sous-estimé le nombre de décès, qui est soudainement passé de 69 000 morts officiels à 184 000 morts à cette date. La mortalité de la covid-19 est plus élevée qu’ailleurs : une personne infectée sur dix meurt de la maladie et les plus de 60 ans sont plus touchés encore, en raison de l’effondrement du système de santé qui n’a pu tous les accueillir.
La pandémie a aussi isolé des régions entières du pays, d’où les paysans n’ont pu envoyer vers la capitale leurs produits, ce qui a profondément affaibli les campagnes et la montagne. A Lima, de nombreuses entreprises ont fermé et brutalement licencié leurs employés, qui ne bénéficient dès lors de plus aucun revenu, dans ce pays où l’assurance-chômage n’existe pas. Pour la première fois depuis des décennies, le niveau de vie a aussi baissé dans la capitale.
L’enseignement à distance : un échec
Le ministère de l’éducation n’a pas mieux géré la crise. Les écoles ont fermé plus d’un an et le programme Aprendo en casa (« j’apprends à la maison ») a été conçu sans tenir compte de l’isolement et du manque de matériel informatique ou des difficultés de connexion des élèves du monde rural.
Dans un très intéressant rapport d’avril 2021, la Commission de contrôle de la République, chargée d’évaluer les politiques publiques, montre les grandes inégalités du programme Aprendo en casa, en ce qui concerne l’enseignement secondaire. Elle fait le constat de la déscolarisation de plus de 100 000 élèves (soit 4%) qui n’ont jamais établi aucun lien « virtuel » avec leurs enseignants et ont définitivement abandonné leurs études secondaires. Selon cette étude, 32 % des élèves ont suivi l’enseignement à distance de façon très insuffisante. Et 72 % des élèves ont connu des problèmes de connexion qui les ont empêchés de suivre de manière régulière les cours à distance. Il faut dire aussi que les outils utilisés par les élèves étaient loin d’être efficients : 51,5 % d’entre eux ont utilisé un téléphone portable, 24 % la télévision, 6,5 % la radio et 17,5% un ordinateur connecté à internet. Dans ce cadre, les différences régionales sont évidemment grandes : les élèves des régions d’Arequipa, Pasco, Callao et Lima (zone côtière ou proche de Lima) ont pu bénéficier de bien plus d’encadrement que ceux des régions d’Ancash, Ayacucho (Andes) La Libertad (mi-côtière mi-andine), Ucayali, Madre de Dios (Amazonie). Dans ces zones, la plupart des élèves n’ont pu se connecter que quelques heures. Quant aux enseignants, 59 % d’entre eux signalent qu’ils n’ont reçu aucune formation ni équipement pour dispenser des cours en ligne.
Si l’on prend l’exemple de la province de La Libertad, Lourdes Vasquez, secrétaire régionale du SUTEP, le principal syndicat péruvien de l’éducation, indique qu’ : « en ce qui concerne les 62 000 ordinateurs portables que le ministère de l’éducation a fait tardivement distribuer aux élèves et aux enseignants, seule une quantité minime était correctement pourvue de logiciels adéquats, à peine plus d’1 % ». elle ajoute que « nous sommes dans une situation de rupture d’égalité dans laquelle la majorité des élèves des zones rurales de La Libertad ont rencontré des problèmes de connexion ».
Le SUTEP demande que les opérateurs de téléphonie mobile privés, qui ont largement tiré profit de la crise, financent des programmes éducatifs accessibles à tous leurs abonnés. Il demande aussi que, désormais, sur chaque chaîne de télévision en clair, soit diffusée une heure quotidienne de programme éducatif. Il a enfin proposé gratuitement à tous les enseignants de suivre des cours en ligne d’initiation aux outils numériques, palliant en cela les défaillances du ministère de l’Éducation.
Et maintenant ?
La situation sanitaire ne permet pas, pour le moment, selon le SUTEP, de reprendre l’enseignement en présentiel : « la situation d’urgence sanitaire nous a conduits à exiger initialement la suspension des classes dans les collèges et lycées qui ne présentaient pas les conditions adéquates : environ 50 % n’ont ni eau ni de système d’évacuation des eaux usées, puis, par la suite nous avons demandé la fermeture de tous les établissements » (communiqué du SUTEP d’avril 2021). Le syndicat alerte le ministère de l’Éducation : « il n’est pas viable de reprendre les classes en semi-présentiel dans les zones rurales, en raison de la gravité de la situation sanitaire : ce serait mettre en danger la vie et la santé de toute la communauté scolaire. La reprise doit se faire sur la base du volontariat, et non être le fruit d’un caprice autoritaire de fonctionnaires locaux qui obligeraient les enseignants à retourner dans leur établissement ». De plus, la reprise devra permettre aux enseignants et aux élèves de se familiariser avec les outils numériques et de dispenser un tutorat aux élèves les moins bien encadrés durant la fermeture.
Le SUTEP continue de lutter pour des augmentations de salaires des enseignants titulaires et la titularisation de 12 000 auxiliaires d’enseignement très mal payés. Sous sa pression, le parlement péruvien a voté en mars dernier une loi qui contraint l’État à enregistrer les 12 000 auxiliaires en vue de les titulariser. Ceux-ci ne gagnent que 270 euros par mois environ. Dans sa plate-forme de lutte, le SUTEP réclame aussi qu’un enseignant titulaire débutant bénéficie d’un salaire décent, à savoir 750 euros par mois. Le syndicalisme enseignant a remporté une deuxième victoire par le vote de la loi 31097 qui établit qu’à partir de 2022, la part du budget de la nation consacrée à l’éducation devra être de 6 %. Mais l’ampleur de la tâche est grande pour combler les manques dont souffre l’éducation au Pérou. Selon le SUTEP : « la salaire que nous, enseignants, recevons, est insuffisant et en comparaison avec le reste de l’Amérique latine, nous sommes dans les derniers rangs. C’est pour cela que pour couvrir les besoins de nos familles, presque la moitié d’entre nous avons un second emploi. Ainsi nous ne pouvons nous consacrer uniquement à nos missions d’enseignants et nous perfectionner professionnellement ».
Si Pedro Castillo est investi, il devra tenir ses promesses sur le terrain de l’éducation : fils de paysans illettrés, il a axé son programme sur l’éducation et promis de profonds changements et une implication nouvelle de l’État dans ce secteur.
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