Un échiquier complexe

L’Éthiopie est plus un empire qu’une nation, depuis sa fondation comme État moderne à la fin du XIXème siècle. Le pays agrège en effet plusieurs peuples aux langues, cultures et religions différentes auxquels un pouvoir longtemps autoritaire voire dictatorial n’a pas réussi à donner de sentiment unitaire. L’arrivée au pouvoir, en 2018, d’Abiy Ahmed, premier dirigeant national issu du peuple oromo ( 34 % de la population) et convaincu de la nécessité de laisser émerger une Éthiopie « fédérale », avait laisser espérer la fin des conflits dits « ethniques ». Et ce d’autant plus que le nouveau dirigeant concluait rapidement une paix avec l’Érythrée voisine et mettait ainsi fin à une longue guerre meurtrière, ce qui lui valut le prix Nobel de la paix en 2019.

Hélas, aujourd’hui, le même Abiy Ahmed s’est vu attribuer par Le Monde le « prix Nobel de la guerre » tant la situation du pays s’est considérablement dégradée depuis un an. A la frontière avec l’Érythrée, le TPLF, se proclamant représentant du peuple tigréen, un parti peu connu pour ses convictions démocratiques et qui avait régné en maître sur toute l’Éthiopie entre 1991 et 2018, a lancé le combat contre le pouvoir central en novembre 2020 et replongé le pays dans une guerre civile que l’on croyait révolue. Les Tigréens, regroupés dans le nord du pays, représentent 7 % de la population totale. Le TPLF a été rejoint par le mouvement indépendantiste oromo. Contre ces alliés qui lui sont hostiles, le pouvoir central a répliqué par un engagement militaire important et rallié les milices de défense des Amharas (20 % de la population, autrefois peuple dominant le pays) et des Afars (2 % de la population, dans le nord-ouest du pays).

Abiy Ahmed et l’armée éthiopienne ont été mis en difficulté à l’été 2021, avec l’avancée spectaculaire des forces du TPLF, qui se sont approchés à moins de 100 km de la capitale Addis- Abeba, mais une mobilisation des milices amharas a permis de faire reculer l’offensive, ainsi que l’appui de l’Érythrée voisine qui a complété par le nord l’étau qui se refermait sur le réduit tigréen. La fin de l’automne a vu la reconquête par le pouvoir central de vastes territoires, mais depuis la mi-janvier les Tigréens ont lancé une nouvelle offensive qui leur a permis d’avancer en territoire afar et de desserrer l’étau sur leur capitale Mekele.

Cet échiquier complexe se double d’intérêts géostratégiques des grandes puissances qui soutiennent les parties en présence. Économiquement, le régime éthiopien a depuis longtemps favorisé un partenariat avec la Chine, et des achats d’armes russes. L’équipement en drones, devenus essentiels dans les combats, est réalisé par la Turquie et l’Iran… qui voient plus le conflit éthiopien comme un terrain d’entraînement à une guerre d’un type nouveau, aux armes peu coûteuses, promesse de marchés à venir dans d’autres pays pauvres. Enfin, les États-Unis, par opportunisme géopolitique, n’affichent pas leur soutien au TPLF mais contribuent à son armement : une Éthiopie forte, unie et entretenant de très bons rapports avec la Chine n’est pas dans leur intérêt.

Des massacres confirmés

Toutes les étapes de la guerre civile éthiopienne ont donné lieu à des massacres de civils référencés. Ces massacres sont le fait des TPLF, mais aussi des armées éthiopienne et érythréenne ainsi que des milices amharas.

Lors de l’avancée des troupes tigréennes, au début du conflit, les populations civiles amharas ont été ciblées et de nombreux Amharas ont été tués pour le seul motif de leur origine. Un rapport d’Amnesty International, publié le 16 février 2022, fait état de massacres de civils amharas par l’armée tigréenne en septembre 2021, dans la localité de Kobo : « les combattants du TPLF ont ainsi délibérément tué des dizaines de civils non armés pour se venger, semble-t-il, des pertes au sein de leurs rangs » affirme Amnesty ( https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/ethiopie-conflit-tigre-amhara-crimes-de-guerre ). L’ONG dénonce aussi les violences sexuelles dont ont été victimes des jeunes femmes et des adolescentes : « à la même période, du côté de Chenna, un village au nord de Bahir Dar, la capitale de la région amhara, les forces tigréennes ont violé des dizaines de femmes et de jeunes filles, parfois âgées de 14 ans seulement. Souvent, elles ont été violées dans leur propre maison, parfois sous les yeux de leurs enfants ».

Puis, lors de la « reconquête » territoriale loyaliste, les Tigréens ont été visés par l’armée éthiopienne et les milices amharas, conduisant le TPLF à parler d’un « génocide tigréen ». Amnesty International évoquait en août 2021 « des violences sexuelles généralisées » pratiquées par l’armée éthiopienne et les milices amharas. L’intervention de l’armée érythréenne aux côtés de l’armée éthiopienne « vidait » les camps de réfugiés érythréens du nord du pays et donnait lieu, au mieux à des rapatriements forcés, au pire à des exécutions sommaires d’opposants ou de jeunes fuyant le service militaire obligatoire en Érythrée. Cette même armée érythréenne se rendait coupable, selon Amnesty International, de nombreux viols et d’esclavage sexuel ( https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/ethiopie–le-viol-des-femmes-est-devenu-une-arme-de-guerre ).

Enfin, depuis l’offensive tigréenne de mi-décembre sur le nord de la région afare, Omar Ewado, président de la Ligue des Droits de l’Homme Djiboutienne, présent sur place, ainsi que Yahya Aboubaker, président de la Barahle Human Rights, une organisation de défense des droits de l’homme afare, ont tenté d’alerter sur les massacres de civils afars par l’armée du TPLF. Selon Omar Ewado « les forces gouvernementales éthiopiennes ne se trouvent pas dans la région afare », elles n’interviennent pas au sol mais uniquement par voie aérienne, ce qui crée un déséquilibre des forces qui joue en faveur des Tigréens. Ceux-ci progressent en territoire afar et des témoignages concordants indiquent que l’armée tigréenne prend les femmes afares en otage, que les violences et des viols sont monnaie commune. Par ailleurs, de nombreux enfants ont été victimes des bombardements de l’armée tigréenne sur des localités afares encore peuplées de civils.

Sur fond de risque de famine et de déscolarisation

Le 18 février, la chaîne Arte diffusera un court reportage sur la ville d’Abala, au nord de la région afare (disponible sur le site arte.tv : https://www.arte.tv/fr/videos/107781-000-A/ethiopie-le-front-afar/ ). Alors que cette petite ville, à seulement 50 km de Mekele la capitale tigréenne, subissait les attaques à l’arme lourde du TPLF depuis l’été 2021 et que beaucoup de ses habitants avaient été évacués, elle restait aux mains des forces afares, défendue par des miliciens armés de kalachnikovs sans armement lourd, et parfois adolescents. Le reportage mettait en évidence la fuite des civils devant l’avancée des troupes tigréenne et leur dénuement complet. Principalement éleveurs, ceux-ci partent avec leurs troupeaux, courent sur les routes, se réfugient dans les zones montagneuses, loin de toute protection ou aide internationale.

« Dans la région afare, la guerre fait rage et plus de 2,5 millions de personnes ont été déplacées » affirme Omar Ewado, propos confirmés par l’OCHA (agence de l’ONU pour les affaires humanitaires).

Car c’est bien là aussi les conséquences de la reprise de la guerre civile : des régions entières sont devenues des zones de combat extrêmement dangereuses, sans plus aucune infrastructure sanitaire ou scolaire, sans possibilité de production agricole, alors que l’immense majorité de la population est constituée de cultivateurs ou d’éleveurs qui connaissent la menace de la famine. A cet égard, le PAM, agence de l’ONU en charge des questions alimentaires, estimait le 28 janvier dernier que plus de 9 millions de personnes, dans les trois provinces du nord du pays ( amhara, tigréenne et afare), se trouvaient désormais dans la nécessité d’une aide alimentaire d’urgence. Selon Tomson Phiri, du PAM, : « les familles ont épuisé tous les moyens pour se nourrir, les trois quarts de la population ayant recours à des stratégies d’adaptation extrêmes pour survivre ». Tout le nord du pays est touché : « la famine est une arme utilisée par le TPLF, il n’est pas juste de dire que le Tigré souffre plus de la famine que les autres zones de guerre » déclare Omar Ewado, ce que confirme le PAM. Pour l’organisation onusienne, le taux de malnutrition des enfants de moins de cinq ans s’élèverait à 15 % dans les zones du Tigré et de l’Amhara, et à 30 % dans la région afare. L’UNICEF estime qu’une aide d’urgence doit absolument se mettre en place avant la mi-mars 2022 pour éviter une catastrophe humanitaire.

Quand la famine menace…

Un autre conséquence de la guerre pour les enfants et les adolescents est la déficience de la vaccination contre le choléra et la poliomyélite. L’OMS a signalé que presque un million d’enfants de moins de cinq ans n’ont pu bénéficier du vaccin contre la poliomyélite en raison du conflit et commence à acheminer depuis quelques jours des kits de vaccination.

« Tous les civils ont tenté de quitter les zones de combat » indique Omar Ewado, ce qui évidemment implique la déscolarisation des enfants. « Toutes les écoles et hôpitaux de deux districts de la province afare ont été détruits par le TPLF lors de l’invasion. Tous les bâtiments scolaires ont été détruits, le plus souvent dynamités, tout est à reconstruire ». De plus, les milices et le TPLF ont mobilisé des adolescents, jeunes garçons ou jeunes filles. Des adolescents se sont aussi enrôlés dans les milices de défense afares.

Partout les combats ont produit les mêmes effets. Or, le président de la province du Tigré a déclaré le 4 février dernier que les forces du TPLF continueraient la guerre. Beaucoup l’affirment, comme Omar Ewado : «  les Afars et les Tigréens vivaient en paix jusqu’à récemment » mais « personne ne s’intéresse à cette guerre qui se déroule à l’abri des médias occidentaux, les civils meurent sans témoins ». Rappelons que le gouvernement éthiopien a longtemps interdit à tous les médias l’accès aux zones de combat, ainsi que les autorités sécessionnistes tigréennes.

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