Dans quel contexte politique, économique et intellectuel a été mise en place la réforme de l’éducation au Québec à la fin des années 1990 ?
Dans les années 1990, plusieurs voix ont critiqué le système scolaire québécois, où l’on estimait les savoirs trop compartimentés, les taux de réussite plutôt faibles et la trajectoire scolaire rigide. On souhaitait une école qui permettrait aux élèves d’avoir la tête bien faite plutôt que bien pleine, et davantage ouverte sur la communauté.
Quelles étaient les caractéristiques essentielles de cette réforme de l’éducation ?
Ce renouveau qui germait dans la tête de nombreux penseurs et acteurs du réseau de l’éducation a fait l’objet, en janvier 1996, d’un débat sur la place publique, nommé les États généraux sur l’éducation. De ce débat ont émergé dix chantiers prioritaires, dont un sur l’égalité des chances, un autre sur la déconfessionnalisation du système scolaire et un troisième sur la réforme des curriculums. Ces chantiers se sont appuyés sur les huit fondements suivants :
1. l’éducabilité de tous les enfants ;
2. la réussite du plus grand nombre ;
3. la place des savoirs dans l’organisation matérielle et sociale de nos collectivités ;
4. l’école obligatoire doit préparer les élèves à la formation continue ;
5. le pouvoir de décision en matière de pédagogie doit se rapprocher du palier local : l’école et ses agents de première ligne ;
6. les parents et la communauté sont les partenaires de la réussite éducative ;
7. l’école doit préparer les jeunes à devenir des citoyens à part entière et prévenir l’exclusion ;
8. l’école doit prendre le virage technologique.
Les troisième et quatrième fondements étaient centrés sur l’importance du développement intellectuel des élèves et la place qu’auront les savoirs dans le monde où ils seront appelés à vivre. Ces fondements se sont traduits dans de nouveaux programmes de formation où une place importante a été accordée au développement de deux types de compétences par les élèves : les compétences disciplinaires et les compétences transversales. Le choix d’élaborer le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) à partir de compétences n’avait cependant jamais été mis de l’avant dans les écrits précédents du Ministère, et ne faisait pas partie du consensus social qui se dégageait à l’époque.
Selon la FSE, l’approche par compétences, telle qu’elle a été présentée dans le PFEQ, prend ses assises dans le courant constructiviste, qui offre certains bénéfices pour les élèves dans des conditions favorables. Toutefois, le développement de compétences doit s’appuyer sur une base solide de savoirs essentiels à l’inclusion de connaissances. Ceci ne peut se faire sans l’utilisation d’approches pédagogiques variées, à l’inclusion de l’enseignement explicite et du cours magistral. Bien sûr, l’intégration de ces savoirs est fondamentale et nous jugeons pertinent de se préoccuper du transfert des connaissances, qui représente une mise en action des connaissances dans diverses situations de vie.
Le ministère de l’Éducation a par ailleurs tenu à ce que « le pouvoir de décision en matière de pédagogie » se rapproche du palier local, tout en donnant aux parents et à la communauté le rôle de « partenaires de la réussite éducative ». Cette décentralisation vers l’école devait permettre d’instaurer une gestion participative plus démocratique et de renforcer l’autonomie individuelle et collective du personnel enseignant, ce que nous avions souhaité et demandé. Bien que fondées sur de bonnes intentions, ces orientations ont toutes deux eu des issues relativement éloignées de la visée première, en particulier sur la question de l’espace réservé de l’acte professionnel des enseignantes et enseignants.
Ajoutons pour fini qu’au moment même où le gouvernement mettait en œuvre cette réforme réforme, il procédait à d’importantes compressions qui ont notamment affecté les services professionnels, de soutien et les services complémentaires de l’école.
Précisément, comment a été mise en œuvre de cette réforme ? Les enseignant-e-s ont-ils été associé-e-s ?
On pourrait résumer ainsi la situation qui a été vécue au Québec : en partant du consensus voulant que l’école devait se recentrer sur les matières de base dans une réforme en profondeur du curriculum, le ministère de l’Éducation a dérivé vers une pédagogie socio-constructiviste basée sur l’approche par compétences, qui a ultimement réformé l’enseignement en empiétant sur l’autonomie professionnelle des enseignantes et enseignants. On ne nous a pas seulement imposé quoi enseigner, on nous a imposé comment l’enseigner. Le Conseil supérieur de l’éducation constatait, en 2013, parmi les échecs de la réforme, que celle-ci avait été imposée par les dirigeants insensibles à l’opinion du personnel enseignant et que, conséquemment, elle n’avait pas suscité l’adhésion souhaitée. Or, dans les prémisses mêmes des actions gouvernementales, le ministère faisait fi de l’opinion de ses enseignantes et enseignants pour s’orienter, et ceux-ci se sont opposés aux changements mis en œuvre. D’ailleurs, les changements nécessaires étaient tellement nombreux qu’en les effectuant, le ministère détricotait par la porte de derrière les politiques qu’il mettait de l’avant.
Des chercheurs ont souligné les contradictions ministérielles en parlant du fossé qui s’est creusé entre ses propositions et celles contenues dans les documents officiels. Ainsi, une place beaucoup moins importante a été accordée à l’autonomie professionnelle dans l’application de la réforme que ce que prévoyaient tous les textes qui l’ont précédé. Sur le terrain, cette dilution s’est traduite par des pressions constantes remettant en question le jugement même du personnel enseignant dans le choix des approches appropriées à sa classe.
Quinze ans après, quel est le bilan que la FSE tire des changements profonds qu’a suscités ce qu’il faut bien appeler une réforme de l’enseignement ?
La première leçons est certainement l’évident glissement qui s’est opéré par rapport aux conclusions et aux orientations issues des États généraux sur l’éducation, à partir du moment où s’est matérialisé le PFEQ. Le regard, initialement porté sur la modernisation du curriculum, le regain culturel, le retour à l’essentiel et l’égalité des chances, s’est alors tourné vers un centre d’intérêt inattendu : le changement imposé des pratiques pédagogiques. D’ailleurs, si l’on ne parle plus de réforme, on parle aujourd’hui de gestion axée sur les résultats statistiques, et on a introduit les notions d’école « efficace » et de « pratiques probantes ». Ces nouveaux termes imposent également des pratiques pédagogiques.
Une gigantesque opération de lutte aux « anciennes » façons de faire (par exemple l’enseignement magistral, la dictée ou les examens sommatifs) s’est ainsi mise en branle, mobilisant d’énormes moyens, occupant le centre des discussions et accaparant le temps de concertation, de formation et de préparation des équipes. On remplaçait le tout par la pédagogie par projets, on favorisait l’enseignement par émergence, l’élève devenait un apprenant et l’enseignant, un guide. Pendant une décennie, la question pédagogique sera le thème principal dans toutes les écoles du Québec et toutes les organisations, et un important facteur de discorde.
Pendant ce temps, fruit de revendications syndicales enseignantes, le Ministère a réintroduit des repères, notamment en matière d’évaluation, ou des matières qui étaient disparues de la grille-matières.
Quelles sont les conséquences de la réforme sur les conditions de travail des collègues ?
La nouvelle gouvernance en éducation, axée sur les résultats statistiques, exerce une pression sur le personnel à travers différents indicateurs chiffrés et manipulables qui prennent parfois le pas sur la véritable réussite. Aux conséquences de la promotion automatique, de l’écrémage, des classes de plus en plus faibles, d’élèves n’ayant pas les acquis de l’année précédente, de l’application des nouveaux programmes et de l’intégration des élèves HDAA en classe ordinaire sans les conditions requises, on répond maintenant par deux remèdes : la différenciation pédagogique et la formation continue, qui sont devenues les deux mantras du gouvernement en manque d’argent et de solutions. Dans un sondage réalisé par la FSE en 2006, 88 % des enseignantes et enseignants disaient avoir constaté une dégradation des conditions d’enseignement. Quand un gouvernement cherche des solutions, mais n’a pas de ressources à investir, il se tourne inévitablement vers les enseignantes et enseignants pour leur en demander davantage.
Ensuite, devant les pressions vécues depuis quinze ans dans les écoles, il apparaît nécessaire de rappeler que le personnel enseignant dispose d’une autonomie professionnelle qui doit s’exprimer par le libre choix des approches pédagogiques qu’il juge appropriées à son contexte. Ce dont il a besoin, c’est qu’on le laisse enseigner en lui offrant les moyens qui l’aideront à le faire : des programmes au contenu cohérent, pertinent et réaliste, ainsi que des conditions d’enseignement et d’apprentissage adéquates. La remise en question globale et constante des gestionnaires scolaires face à la pratique enseignante a généré un sentiment d’impuissance chez le personnel enseignant. On constate chez les enseignantes et enseignants une impression assez généralisée de perte d’autonomie professionnelle. Ce sont là, à notre avis, les effets les plus dévastateurs de la réforme sur ces derniers. Depuis huit ans, nous avons fait une priorité de redonner à la profession enseignante ses lettres de noblesse en la revalorisant. Nous savons que cette question est sensible et fondamentale chez les gens que nous représentons.
Comment la FSE entend-elle aujourd’hui changer la donne éducative ?
Au fil des ans, nous avons adopté plusieurs propositions qui constituent les pistes d’une plate-forme de redressement de la situation de la réussite en éducation au Québec.
Ainsi, sans surprise, nous constatons l’urgence d’intervenir auprès des élèves en difficulté, plus précisément ceux qui se retrouvent sous l’appellation d’élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (HDAA). Il est impératif, tout d’abord, que ces élèves soient dépistés de façon précoce et soutenue, dès le préscolaire et tout au long de leur parcours scolaire. Nous militons d’ailleurs pour la maternelle à quatre ans pour les élèves en milieu défavorisé.
Dans la foulée de la réforme du curriculum, le Québec a adopté le principe de recentrer l’école sur l’essentiel. Pourtant, les encadrements actuels permettent à certains établissements de s’éloigner du curriculum de manière excessive. Par exemple, pour permettre la mise en place de projets particuliers donnant une couleur locale à une école, le temps alloué à l’enseignement des matières de base est parfois amputé de 50 %. Le personnel enseignant ne dispose alors plus du temps nécessaire pour enseigner les contenus obligatoires, et les élèves les plus vulnérables peinent particulièrement à suivre le rythme. Dans ce contexte où le temps d’enseignement est de plus en plus restreint, on ajoute sans cesse de nouveaux apprentissages qui, ironiquement, étaient dans le curriculum avant la réforme (orientation scolaire, éducation sexuelle, économie, etc.). Pour favoriser la réussite, la FSE estime qu’il est nécessaire de prescrire un temps minimum pour les matières obligatoires dans le régime pédagogique.
Le réseau public québécois doit non seulement vivre la concurrence du réseau privé que l’État québécois finance en bonne partie, mais il doit maintenant composer avec la multiplication des projets particuliers, souvent sélectifs. Or, il a été démontré que séparer les élèves plus favorisés des plus vulnérables a pour effet de déséquilibrer les écoles et les classes, ce qui nuit en fait à la performance du système québécois dans son ensemble, qui est devenu – et de loin – le plus inéquitable du Canada. Ainsi dépouillée de ses meilleurs éléments, la classe ordinaire devient un environnement moins favorable à la réussite pour les élèves qui y demeurent. Dans ce contexte très préoccupant, il est urgent de mettre en œuvre les mesures qui permettront de rééquilibrer les groupes et les écoles, et de remettre l’accent sur l’essentiel. Il faut notamment abolir le financement public de l’école privée et baliser les parcours basés sur les projets particuliers destinés aux élèves plus performants.
Pour la FSE, les enseignantes et enseignants sont les experts de la pédagogie appliquée. Ils sont des spécialistes de l’apprentissage, des programmes, de l’évaluation, des besoins des élèves et de la gestion de classe. Mise à mal par ce qui est devenu une réforme de l’enseignement, cette expertise doit être reconnue et valorisée, et les enseignantes et enseignants doivent être des acteurs clés dans la prise de toutes les décisions qui concernent la pédagogie ou l’organisation de l’école. Or, depuis plusieurs années, on constate que cette implication est de plus en plus réduite à un rôle consultatif. Il est primordial de réaffirmer clairement l’expertise et le pouvoir du personnel enseignant, y compris sur son développement professionnel.
C’est donc tout un programme qui nous attend, et cela commence par une action politique vigoureuse. L’action de la FSE sera, comme par le passé, collective et sans relâche.
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