Une violente agression
Dans la nuit du 17 au 18 mai, un groupe d’hommes s’est introduit dans le logement de fonction de ces neuf institutrices, toutes célibataires, dont l’une vivait avec son enfant de moins de 2 ans. Pendant deux heures, les agresseurs munis de couteaux et d’autres armes blanches ont violenté les jeunes femmes, leur ont fait subir des agressions sexuelles et ont volé une partie de leurs affaires personnelles : téléphones, ordinateurs et des sommes d’argent. Certaines ont été gravement blessées.
Si l’information a été vite diffusée dans tout le pays, les autorités ont tardé à réagir. Le procureur de la République d’Adrar a fini par ordonner une enquête de la police judiciaire. L’enquête a conduit à l’arrestation de deux hommes soupçonnés d’avoir participé à l’agression. Plus récemment deux autres suspects ont été arrêtés et ont avoué leur implication. Mais l’enquête n’est pas terminée et le parquet ne retient qu’une seule agression sexuelle, au contraire des témoignages des victimes : « Crois-tu qu’un voleur resterait deux heures à tourner en rond ? Ils nous ont alignées et prenaient à chaque fois une d’entre nous seule dans la chambre. Ils ne sont pas venus pour voler », a confié l’une des victimes à Halima Ahsini, de la commission femme du SATE (Syndicat algérien des travailleurs de l’Éducation).
Quant au ministre de l’éducation, il a aussi réagi bien tardivement. Il a fini par condamner l’agression et par réclamer une peine exemplaire pour les coupables.
Des conditions de travail indignes
Bordj Badji Mokhtar se situe à 2200 km d’Alger par la route. C’est une palmeraie isolée, de 16 000 habitants dispersés dans plusieurs villages, où le gouvernement algérien peine à envoyer des enseignants. La grande majorité d’entre eux sont donc des contractuels peu formés et mal payés. Le coût de la vie dans le sud algérien est très élevé, en raison des frais de transport des marchandises qui ne sont pas produites localement. La première localité d’importance se situe à 770 km, c’est le chef-lieu de la wilaya : Adrar. Selon Abdelkader Azzoug, coordinateur du SATE, dans la région d’Adrar, il faut d’abord « soutenir matériellement ces enseignants quand on sait qu’un pack de lait coûte 300 ou 400 dinars » (soit 1,80 à 2,50 euros) dans cette zone. Les salaires des contractuels ne dépassent pas 400 euros mensuels.
Le logement est toujours un problème important pour les enseignants nommés dans le sud : dans les grandes localités, comme Tamanrasset, In Salah ou Tindouf, il est très cher, ce qui les conduit à prendre des collocations. Dans les petits bourgs comme celui de Bordj Badji Mokhtar, selon Bachir Kiouas, membre de la Coordination nationale des enseignants du cycle primaire, : « les enseignants sont logés dans des conditions lamentables en l’absence des conditions rudimentaires comme l’eau courante ou l’électricité. Même le minimum de protection avec l’installation d’agents de sécurité, ne serait-ce que pour lancer des alertes, n’existe tout simplement pas ». Il ajoute que les institutrices de Bordj Badji Mokhtar n’en était pas à leur première agression : « Rien qu’en avril dernier les institutrices concernées avaient organisé un rassemblement devant la direction de l’Éducation de Bordj-Badji-Mokhtar pour demander de la protection, raconte-t-il. Elles n’ont même pas de réseau ou une ligne téléphonique pour alerter en cas de nouvelle agression. Elles ont demandé des agents de sécurité, ce qui leur a été carrément refusé faute de postes budgétaires ». Le logement qui leur avait été attribué par l’État était très éloigné du bourg, à environ 7 km, ce qui ne leur permettait pas d’alerter les voisins en cas de problème. Le maire de Bordj Badji Moktar, Ghafour Bensalmane le dénonce aussi : « je peux assurer que les douze écoles que la commune gère n’ont pas de gardiens. J’en ai fait la demande en saisissant le ministère de l’Intérieur, mais aucune réponse ne m’a été donnée. Nous n’avons pas de personnel chargé de la sécurité, alors que les instituteurs, majoritairement des femmes, viennent surtout d’autres wilayas, notamment du nord et ont besoin d’être dans des logements sécurisés. ». Le maire signale aussi que la proximité de la frontière malienne accentue les problèmes de sécurité : le passage en fraude de marchandises et de migrants fait vivre des petits trafiquants sans que la police ou la gendarmerie n’intervienne.
Une saine réaction de l’opinion publique algérienne
L’information a été largement relayé par les médias algériens et a scandalisé l’opinion publique. Pour les syndicats de l’éducation, elle permet de mettre en relief les conditions de travail des enseignants. Les réactions ont été unanimes : « il ne faut pas se taire » déclarait Méziane Mariane, coordinateur du SNAPEST (Syndicat national autonome des professeurs d’enseignement secondaire et technique), quand celui de la coordination nationale des enseignants du primaire affirmait qu’il était « temps de donner suffisamment de protection dans les textes de loi, il faut qu’il y ait plus de campagnes de sensibilisation pour dire justement que la victime en tant que telle n’est en rien responsable de ce qu’il lui arrive ». La coordination de l’enseignement secondaire et de l’enseignement technique (CNAPEST) s’est jointe au mouvement « cela démontre l’insécurité que vivent les enseignants de ces régions isolées », déclare son représentant Messaoud Boudiba. Ces réactions ont été surtout suivies de sit-in et manifestations dans plusieurs wilayas, en particulier dans tout le sud du pays.
Les partis politiques d’opposition ont aussi rapidement réagi, évoquant, comme le RCD (laïc, d’opposition) un « acte d’un autre âge qui pose avec acuité la fragilité lancinante du statut de la femme »en Algérie. Devant la forte émotion qui a saisi tout le pays, le gouvernement, par la voix du premier ministre, Abdelaziz Djerad, a fini, une semaine après les événements par poster un message de solidarité sur son compte facebook… dont le caractère féministe est quelque peu douteux : « la femme algérienne c’est la Moudjahida (combattante), l’éducatrice, le politicienne, l’artiste et le soignante, elle est la mère, l’épouse, la fille et la compagne, présente dans la conscience algérienne collective avec toute sa sacralité ».
Alors que la répression contre le Hirak (mouvement de contestation du pouvoir né en 2019) continue, les prochaines élections législatives prévues le 12 juin, vont voir l’affrontement de candidats officiels du FLN et de listes aux contours flous, parfois assez ouvertement islamistes. Ainsi fleurissent depuis quelques semaines, sur les panneaux électoraux, des « candidates sans visage » dont on ne peut voir que le nom et la silhouette, à côté des photographies de leurs pendants masculins. La comédienne Adila Bendimerad fait le parallèle entre ces affiches et les événements de Bordj Badji Mokhtar : « Ce qui s’est passé avec les enseignantes a un lien direct avec ce genre d’affiches » qui « répondent à la même logique ». Par le passé, les mouvements islamistes avaient fustigé les femmes vivant sans leur « tuteur masculin » (un mari, un père ou un frère) et appelé à les remettre dans le « droit chemin ».
Il est difficile de dire quelle était le poids du militantisme islamiste, du mépris des femmes, des pulsions violentes et de l’appât du gain dans l’agression du 17 mai dernier, mais le contexte politique et sociétal algérien y a sa part. Pour le moment, les 57 enseignantes de Bordj Badji Mokhtar, très choquées par l’agression, ont été toutes rapatriées par avion ou par la route vers Adrar. Les écoles primaires dans lesquelles elles exerçaient sont donc momentanément fermées. Mohamed Belamri, secrétaire général du SATE a déclaré à l’AFP : « il n’y aura pas de reprise des cours tant que les conditions de sécurité des enseignantes ne seront pas convenablement assurées », renvoyant le gouvernement algérien devant ses responsabilités.
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